Retrouver et reprendre le temps ... de vivre
A lire sur Périphéries, un article de Mona Cholet, réflexion sur le rapport au temps, dont je mets ci-dessous l'introduction et un extrait ...
Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport au temps, sur la représentation du "temps" dans notre société, sur ce temps considéré comme un bien matériel, ce temps quantifié, comptabilisé, fragmenté, programmé. Une course permanente et obsessionnelle contre le temps, où le temps présent n'existe pas, n'est que le programme prévu antérieurement et où nous programmons ce qui doit se passer ultérieurement. Mais de ce temps mis sous contrôle, devant être rentabilisé, en particulier celui dit "libre" que l'on a la hantise de perdre ou de gaspiller, la vie est cruellement absente. Et en même temps (lol) combien de personnes s'ennuient dès qu'elles ont du temps "libre", avec rien de prévu pour s'agiter frénétiquement ... si elles ne se sont pas effondrées d'épuisement ?
Revendiquer du temps "libre" ou de "loisirs" n'est pas la même chose que revendiquer le temps de "vivre". S'interroger sur notre rapport au temps, c'est s'interroger sur l'ennui (pourquoi s'ennuie t-on ?), sur la vie, mais sur la peur du temps qui passe et cette hantise de l'âge omniprésente dans notre société, qui masque la peur de la mort.
Ce n'est pas exactement le propos du texte ci-dessous, mais il n'en reste pas moins intéressant par les interrogations qu'il porte. Il faut bien commencer par prendre le problème quelque part .
A la recherche des heures célestes
Mona Cholet, 5 octobre 2008
Il y a les femmes, dont leur entourage considère qu’elles doivent consacrer leur temps à leur famille, et non à elles-mêmes ; il y a les artistes ou les intellectuels, amateurs de solitude, mais que leur activité expose à des sollicitations plus nombreuses que celles auxquelles ils pourraient ou voudraient faire face. Deux catégories sociales particulièrement bien placées pour observer les difficultés que l’on éprouve à garder la haute main sur l’usage de son temps. Le temps à profusion, à discrétion, le temps pour soi, celui qui permet de respirer, de divaguer, de s’ancrer profondément dans le monde, est un trésor rare que l’on doit arracher à un quotidien minuté, saturé. Les penseurs du revenu garanti, l’auteur allemand d’un conte-roman sur les « voleurs de temps », un écrivain amoureux de l’héritage culturel méditerranéen : tous semblent penser que dans l’attention au temps peut résider la clé d’un changement de paradigme.
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Momo contre les voleurs de temps
L’une des œuvres de fiction qui expriment avec le plus de force et d’éloquence les enjeux de cette bataille pour le temps est sans conteste Momo, de l’Allemand Michael Ende (plus connu pour son Histoire sans fin, qui d’ailleurs vaut mille fois mieux que la très plate adaptation cinématographique dont elle a fait l’objet). Ce « conte-roman » qui date de 1973 (titre original : Momo, ein Märchen-Roman) est paru en français en 1980 aux éditions Stock, dans la collection « Bel Oranger » dirigée par André Bay (qui avait aussi eu le bon goût d’y publier Harry Martinson). Traduit dans le monde entier, il est malheureusement devenu introuvable en français : si par miracle un éditeur jeunesse pouvait passer sur cette page...
Il faut croire que Michael Ende, plus ou moins consciemment, partageait la foi de Thierry Fabre dans l’héritage méditerranéen : sa Momo est une petite fille solitaire qui a élu domicile sous les ruines d’un amphithéâtre romain à l’abandon, en périphérie d’une grande ville du Sud. Pauvre et sans instruction, elle dispose pourtant d’un trésor inestimable : elle a du temps à profusion. Du jour où ils font sa connaissance, les habitants de la ville s’attachent profondément à elle. Ils viennent la voir pour lui parler, et, même si elle ne dit rien, elle écoute avec une telle intensité qu’ils voient leurs problèmes résolus. Les enfants adorent se retrouver à l’amphithéâtre pour jouer, car ils ne jouent jamais aussi bien que quand elle est avec eux. C’est que le don d’écoute de Momo va de pair avec une imagination puissante, qui n’est pas sans lien avec sa capacité à écouter l’univers entier :
« Certains soirs, après le départ de tous ses amis, elle restait assise, longtemps encore, seule au milieu de son vieil amphithéâtre au-dessus duquel, telle une coupole, s’étendait le ciel étoilé : elle écoutait le grand silence. Elle avait alors l’impression d’être assise au milieu d’une immense oreille cherchant à capter les bruits dans le monde des étoiles. C’était comme si elle écoutait une musique très douce et très puissante à la fois qui lui allait mystérieusement droit au cœur. »
« Les hommes, ils sont ici de trop, et depuis longtemps ! Ils ont tout fait eux-mêmes pour ne plus avoir leur place sur cette terre »
Autrement dit, Momo possède comme personne le secret de cette « musicalité de l’être » dont parle aussi Thierry Fabre. Mais un jour, d’étranges « hommes en gris » commencent à hanter les rues de la ville. Peu à peu, ils persuadent les habitants que leurs occupations quotidiennes - bavarder avec les clients quand ils sont coiffeurs ou restaurateurs, chanter dans une chorale, s’occuper de leur vieille mère, rendre visite à une amante secrète, jouer, dormir, rêvasser en regardant par la fenêtre... - représentent des « pertes de temps ». Ils leur proposent d’ouvrir un compte dans leur « caisse d’épargne du temps ». Dès lors, Momo ne reconnaît plus ses amis : ils désertent l’amphithéâtre, passent leur vie à courir sans savoir derrière quoi, n’ont plus de temps à se consacrer les uns aux autres. L’obsession de la rentabilité et de la réussite matérielle, le repli sur soi, l’acrimonie, dominent les relations sociales.
Les voleurs de temps prospèrent ; bientôt, les hommes en gris seront les maîtres du monde, évinçant définitivement les humains : « Les hommes, ils sont ici de trop, et depuis longtemps ! grince l’un d’entre eux. Ils ont tout fait eux-mêmes pour ne plus avoir leur place sur cette terre. » Ces sinistres personnages empestent l’atmosphère de la fumée des cigares gris qu’ils ont continuellement à la bouche, et qui les maintiennent en vie. Ce qui part en fumée avec ces cigares, c’est le temps auquel les hommes ont renoncé : ils sont fabriqués avec les pétales des magnifiques fleurs éphémères, toutes uniques, qui le symbolisent. A croire que la corruption du temps est bien une forme de pollution, décidément...
Bien sûr, les hommes en gris ont tôt fait de repérer Momo, cette sauvageonne à la tignasse en bataille qui représente le seul obstacle sérieux à leurs projets. Menacée, la petite fille, dans sa fuite, va découvrir la Maison de Nulle-Part, où vit l’étrange Maître Hora (qui prépare un chocolat chaud fameux). Celui-ci possède, entre mille autres trésors, une montre qui indique les heures célestes :
« Les heures célestes sont des moments tout à fait exceptionnels au cours de la vie où chaque chose et chaque être, jusqu’aux étoiles les plus éloignées, s’entendent mystérieusement. Cela peut donner lieu à des événements uniques et mystérieux, eux aussi. Hélas ! les êtres humains ne savent pas saisir ces moments rares et, le plus souvent, les heures célestes passent inaperçues. Mais si quelqu’un les reconnaît, il se passe alors des choses importantes dans le monde. »
Maître Hora est assisté de Kassiopeïa, une tortue initiée au secret du temps et aux vertus de la lenteur, qui communique grâce aux lettres lumineuses qui s’affichent sur sa carapace. Une fleur éphémère dans une main, Kassiopeïa sous l’autre bras, Momo, vêtue de sa robe rapiécée et de son veston d’homme trop grand pour elle, s’en va affronter les hommes en gris.
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