"Sarkozy pratique le présidentialisme de rupture"
"Sarkozy pratique le présidentialisme de rupture"
Dans son rapport annuel, la Ligue des Droits de l'Homme dénonce une aggravation des atteintes aux droits et aux libertés en France. Quel est le bilan de la première année du mandat de Nicolas Sarkozy en termes de droits de l'Homme ? Qu'appelez-vous "l'asphyxie de la démocratie ?"
Nous sortons ce rapport pour la cinquième année. Evidemment cette édition revêt un caractère un peu particulier puisqu'il s'agit en fait d'un bilan de la première année du quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Nous constatons effectivement une rupture, comme le président l'avait annoncé. Me Jacques Vergès [célèbre avocat, ndlr] dit qu'il pratique la défense de rupture. On peut dire que Nicolas Sarkozy pratique lui le présidentialisme de rupture. C'est une rupture avec les principes et les valeurs de la tradition républicaine.
Nous voyons, et c'est pour cela que nous parlons d'une démocratie asphyxiée, qu'aucune institution démocratique n'a résisté à l'agitation frénétique de Nicolas Sarkozy. Le gouvernement n'existe plus de manière collégiale. On voit des ministres qui apparaissent puis disparaissent. Ils sont réprimandés ou félicités comme des jouets. Le seul gouvernant réel, c'est finalement le président lui-même et, d'ailleurs, il le paye cher puisqu'ayant tout concentré entre ses mains, il concentre aussi les critiques contre sa personne.
Le parlement vote les réformes comme on le lui dit, quand on le lui dit, même si cela ne manque pas de susciter une grogne de plus en plus généralisée au sein de la majorité, au point qu'aujourd'hui je ne suis pas sûr que Nicolas Sarkozy soit plus populaire chez les parlementaires de l'UMP que chez ceux de l'opposition.
Pour ce qui est de la justice, la garde des Sceaux a dit elle-même aux magistrats qu'ils n'étaient pas là pour appliquer la loi mais pour appliquer la volonté des 53% de Français qui ont élu Nicolas Sarkozy pour rénover l'autorité. On voit à quel point la séparation des pouvoirs et le sens même de nos institutions est menacé. Parce que confondre le peuple français avec une majorité présidentielle de passage, faire passer la volonté d'un homme pour la loi, c'est très inquiétant.
On a également constaté des dérapages par rapport à la laïcité sur laquelle, au fond, les convictions personnelles du monarque élu remplacent la tradition républicaine. Il y a une déstabilisation des institutions et des valeurs. De ce point de vue, le fait que Nicolas Sarkozy veuille qu'on réécrive le préambule de la Constitution, qui contient, je le rappelle, la Déclaration universelle des droits de l'Homme, ne fait rien pour nous rassurer. Espérons que son entourage va continuer de lui conseiller de se calmer…
Du point de vue du droit social, on constate que, plus l'Etat pénal augmente, plus l'Etat social régresse. Nous allons vers une société totalement folle. Il y a deux fois plus de détenus qu'il y a trente en France. La loi sur la récidive et celle sur la rétention de sûreté ne vont rien arranger, sans parler des sans-papiers et des étrangers. Nous tendons, comme Nicolas Sarkozy y aspire vers le modèle américain avec des lois hyper répressives et une remise en cause profonde de notre modèle social.
Il y a sept ans, il y a eu des rapports parlementaires alarmants sur la situation des prisons françaises. Les gens étaient effarés, y compris ceux du RPR qui parlaient de "honte pour la République". Qu'a-t-on fait depuis ? Nous comptons désormais 63.000 détenus pour 50.000 places. Tous les observateurs étrangers qui sont venus visiter nos prisons ont affirmé que c'étaient des machines à fabriquer de la délinquance. Et la réponse de notre président, c'est que nous allons passer de 60.000 à 80.000 détenus. On ne change pas une politique qui perd… C'est dramatique.
Nous voulons sanctionner toujours plus sans s'attaquer aux causes profondes du problème : l'éducation et le manque de lien social. Seulement ces thèmes là ne payent pas électoralement parce que cela prend du temps et coûte de l'argent. A contrario, faire du tout répressif ne coûte rien et cela permet de récupérer les électeurs d'extrême droite.
Le discours sécuritaire ne produit pas de sécurité. Il produit de l'insécurité qui permet de ramasser les dividendes électoraux. Le but des politiques sécuritaires n'est pas d'augmenter la sécurité mais de trouver les conditions de récupération de l'électorat d'extrême droite. L'insécurité, c'est très porteur politiquement. Les deux dernières élections présidentielles nous l'ont prouvé.
Sur un plan international, comment jugez-vous cette première année de mandat ?
Là, nous avons vraiment une situation contradictoire. Nicolas Sarkozy avait été très dur envers Jacques Chirac pendant sa campagne. Il nous expliquait, notamment, que son prédécesseur s'était couché devant Vladimir Poutine et que lui serait courageux face au despote. Il a également fait un grand discours aux ambassadeurs en septembre dernier en expliquant que les droits de l'Homme serait au centre de la politique étrangère de la France. Résultat : non content d'avoir rencontré le président Poutine, il a été le seul dirigeant des grandes démocraties à déclaré que les élections législatives russes s'étaient parfaitement déroulées. Je ne parle même pas de l'accueil réservé au colonel Khadafi lorsqu'il est venu à Paris ou du prolongement de la politique de la Françafrique.
Et puis il y a eu tout récemment cet incroyable discours à Tunis où il a finalement conseillé au président Ben Ali de continuer à torturer et à emprisonner les dissidents politiques parce que cela arrange tout le monde.
Nicolas Sarkozy n'est même pas au niveau de George Bush qui a reçu, comme Angela Merkel, le dalaï lama. Notre chef de l'Etat, lui, n'y arrive pas. Même par rapport à des gens qui ne sont quand même pas des modèles de laxisme gauchiste, on a l'impression qu'il est totalement paralysé, aux antipodes de ce qu'il avait annoncé.
Nous ne demandons pas de faire de l'angélisme, mais il y a des limites à l'indécence. La Chine est un grand marché, certes. Mais la Tunisie ? Si nous ne pouvons même pas dire à un pays comme la Tunisie qu'il doit respecter les droits de l'Homme, on peut se demander à qui nous allons le dire. Peut-être au Liechtenstein…
La politique atlantiste de Nicolas Sarkozy, ce rapprochement incongru avec le président américain, cette fascination pour le monde outre-Atlantique, marque en revanche une vraie rupture avec la politique de son prédécesseur. Une rupture avec le gaullisme, tout simplement.
Quel est, selon vous, le rôle de la secrétaire d'Etat chargée des droits de l'Homme, Rama Yade, au sein du gouvernement ?
Madame Yade fait de la politique depuis vingt ans, ce n'est pas la première venue et je n'ai aucun conseil à lui donner.
Pour ce qui est de son rôle, je crois que c'est celui de la photo de famille lors de la présentation du gouvernement. Elle représente, avec d'autres, la diversité, ce qui, en soi, est une très bonne chose.
Mais je suis comme tout le monde, je constate les faits. Tantôt Monsieur Sarkozy l'oublie à l'aéroport avant de partir - c'est ce qu'il s'est passé en Chine -, tantôt elle l'accompagne à Tunis mais elle n'a pas le droit de parler - c'était en juillet 2007.
Il y a également cette déclaration au moment de la réception du colonel Khadafi ou elle avait expliqué qu'il ne fallait pas le recevoir le 10 décembre, journée des droits de l'Homme, mais le 11. Comme si serrer la main des dictateurs était moins grave le lendemain d'une commémoration symbolique plutôt que le jour même. Tout cela est un peu pitoyable.
Il n'y a rien de personnel mais il faut bien dire que la comédienne ne trompe plus personne. Madame Yade est un paravent médiatique. Malheureusement celui-ci ne remplit plus son office puisque tout le monde voit à travers.
Interview de Jean-Pierre Dubois par Nicolas Buzdugan, (le mardi 6 mai 2008)
Source image : Aurélien sur WWW.68MAI08.ORG